top of page
  • Photo du rédacteurLucas G. Blanchard

Avant l'Éden: Lorsque le Shaggy God Story se complexifie

~ Cet article contient des spoilers pour Avant l'Éden et La guerre des mondes ~


Avant l'Éden est une très courte histoire de SF écrite par Arthur C. Clarke. Cette nouvelle donna d'ailleurs le nom du recueil de nouvelles des meilleures histoires de Clarke aux éditions J'ai lu. Des neuf milliards de noms de dieux au fameux Sentinel, tous les nouvelles classiques du grand homme sont là. Néanmoins, c'est cette nouvelle qui m'a interpelée, et c'est de celle-ci que je parlerai dans cette courte réflexion.


Avant l'Éden, commence alors que trois hommes marchent sur le sol de Vénus. Sont-ils des colons ou de simples explorateurs, le récit ne le dit pas, mais je tendrais à croire la seconde option. Alors que ceux-ci parcourent les étendues désertes de la planète, l'un d'eux remarque les signes géologiques d'une ancienne rivière ayant coulé à quelques mètres de leur emplacement! Petit problème, Vénus possède une température de surface se tenant entre 446 et 490 degrés Celsius. Ainsi, l'eau ne peut être présente que sous forme gazeuse, rendant ainsi l'existence d'une rivière impossible.


Pourtant, tous les signes sont présent, et face à cette découverte importante, les trois hommes décident de poursuivre leur ascension afin de remonter à la source, songeant qu'avec un peu de chance, de nouveaux détails pourraient se présenter. L'un des trois hommes fait d'ailleurs la remarque que l'eau est le premier ingrédient pour la formation de la vie. Y aurait-il donc un jour eu de la vie sur Vénus?


Les explorateurs poursuivent donc leur chemin et arrivent à une ancienne cascade, maintenant asséchée. Si leur véhicule ne peut pas franchir la falaise en face d'eux, ils peuvent tout de même l'escalader à pied, ce qu'ils font sans attendre. La température au pied de la cascade descendait jusqu'à 110 degrés Celsius (!), ce qui signifie qu'une pluie d'eau bouillante pourrait tomber sur les trois hommes. Avec l'information actuelle que l'on possède à propos de la température de Vénus, cette situation est impossible, mais je suppose que Clarke ne pouvait pas le savoir lorsqu'il écrivit cette nouvelle, en 1960.


Finalement, après quelques heures de pénible marche, les trois hommes se retrouvent à une hauteur suffisante pour observer une température de 92 degrés. C'est alors qu'ils découvrent un lac encore rempli d'eau bouillante. Puis, l'un d'eux remarque une plaque rocheuse à quelques mètres et affirme l'avoir vu grossir. S'ensuit une scène étrange où l'on découvre que la roche était en fait un être vivant, ou même des milliers d'êtres vivants.


« Il n’était plus question de rochers mouvants: ce qu’ils avaient sous les yeux était une noire marée, un tapis rampant qui, avec une inexorable lenteur, avançait dans leur direction. »

Arthur C. Clarke. « Avant l'Eden. »


De cette manière l'on comprend ce que sous-entend le titre de la nouvelle. L'Éden dont il est question n'est pas le nôtre. Ce n'est pas un retour en arrière ni une histoire de cyclicité biblique , c'est l'histoire d'un autre Éden. Celui de Vénus. Dans quelques millions d'années, cette forme de vie primitive aura peut-être obtenu la sentience. C'est un Éden en devenir. Toutefois, l'histoire ne se termine pas là.


Nos trois explorateurs sont évidemment bien étonnés de découvrir de la vie sur Vénus. Néanmoins, Clarke étant l'auteur qu'il est, la surprise s'efface rapidement au profit d'une curiosité scientifique qui porte l'un des trois hommes à proposer la conjecture suivante:


« — Mais enfin, qu’est-ce que c’est ?
Hutchins s’anima soudain, telle une statue qui s’éveille à la vie.
— [...] Un végétal, naturellement. Tout au moins, c’est encore ce nom-là qui lui convient le mieux. »

Arthur C. Clarke. « Avant l'Eden. »


Dans tous les cas, le tapis dont il est question est bel et bien en vie, car il se déplace en fonction des mouvements des trois hommes, il réagit à la chaleur de leurs costumes métalliques et réagit à la lumière lorsque l'un des trois hommes allume le projecteur lumineux se trouvant sur sa poitrine. Face à cette lumière inhabituelle dans un environnement aussi sombre que le sien, la (ou les) créature(s) se métamorphose(nt):


« La métamorphose fut si ahurissante qu’elle leur arracha un cri de stupeur. En un éclair, le noir intense de l’épais tapis de velours avait disparu. À sa place, aussi loin que portaient leurs projecteurs, s’offrait à leurs regards une symphonie éblouissante de rouges ardents où se mêlait ici et là l’éclat subtil d’un filet d’or. Nul monarque persan ne possédât jamais tapis si somptueux, et pourtant cette merveille n’était que le produit accidentel de forces biologiques. En fait, jusqu’au moment où leurs projecteurs avaient déversé cette lumière inconnue, ces couleurs incomparables n’avaient jamais existé, et elles s’évanouiraient dès que la lumière venue de la Terre cesserait de les arracher au néant. »

Arthur C. Clarke. « Avant l'Eden. »



S'ensuit un brillant passage de spéculation biologique avant-gardiste où Clarke explique la couleur du tapis en raison des conditions de vénus. L'un des astronautes affirme que le tapis est capable de photosynthèse en raison de sa couleur. Compte tenu de la pénombre constante régnant sur Vénus, le tapis se doit d'adopter une couleur attirant mieux les rayons du soleil que le vert de nos plantes terrestres. Néanmoins, cela n'est pas important pour le point de cet essai, bien que le détail soit intéressant.


Après de nombreuses conjectures, les trois hommes s'obligèrent à retourner à leur vaisseau, après une courte halte dans une tente gonflable dans laquelle les explorateurs fêtèrent leur découverte en mangeant. Puis, les astronautes jetèrent les restants dans un sac d'ordures et repartirent. Lorsque le désert vénusien fut à nouveau tranquille et que le tapis est livré à lui-même, un retournement de situation digne de l'auteur survient.


« Elle coula jusqu’au petit tumulus de pierres où Hutchins et Garfield avaient enterré leurs ordures. Là, elle s’arrêta. [...] quelques minutes lui suffirent pour atteindre son objectif et perforer la pellicule de plastique. [...] Alors, elle se reput d’une nourriture plus concentrée que toutes celles qu’elle eût jamais absorbées. [...] elle absorba tout un microcosme de créatures vivantes, bactéries et virus dont l’évolution sur une planète plus ancienne avait donné naissance à mille variétés mortelles. [...] Lorsqu’elle retourna au lac, la créature était porteuse du mal qui devait contaminer un monde entier. »

Arthur C. Clarke. « Avant l'Eden. »


Puis, dans la dernière phrase de la nouvelle, Arthur C. Clarke écrit:


« Sous la couche de nuages qui enveloppait Vénus, l’histoire de la Création venait de s’achever. »

Arthur C. Clarke. « Avant l'Eden. »


 

Ainsi se termine la vie sur Vénus, avant même le début de l'Éden. Dans cette dernière phrase symbolique, on comprend que c'est encore l'Homme qui gâche la Création. Son intervention met fin à la vie sur Vénus, comme elle l'a partiellement fait sur la Terre. Cette histoire est donc un avertissement.

H. G. Wells dans "La guerre des mondes" fait tuer les extraterrestres qui menaçaient l'humanité grâce aux bactéries et virus terrestres, comme ici. Néanmoins, si cette fin est joyeuse dans le roman de Wells, c'est plutôt une tragédie dans cette nouvelle. Avec une pointe d'écologie, Clarke nous montre le danger que représente l'humanité. Avec la métaphore biblique de l'Éden vénusien, il nous montre l'échec qu'est l'humanité du point de vue d'un dieu. L'humanité ne pense qu'à elle, ce qui la mène à tuer tout ce qui l'entoure. Ayant brisé l'unique règle de l'Éden, dans la Genèse, les humains ne peuvent s'empêcher de poursuivre leur œuvre destructrice sur d'autres planètes.


Avant l'Éden est donc un Shaggy God Story bien exécuté. Il n'est pas ici question de rejeter ou de confirmer la théorie créationniste, mais simplement de faire prendre conscience sur les faiblesses humaines. Comme toutes les histoires de science-fiction, le thème demeure et sera toujours le même; quelle est la place de l'Homme dans l'univers?

Comments


bottom of page