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  • Photo du rédacteurLucas G. Blanchard

Le succès de All Tomorrows

Dernière mise à jour : 10 févr. 2022

Alors que l'année 2021 vient de se terminer, l'on peut se tourner derrière nous pour observer l'année dans son ensemble. Maintenant qu'elle est terminée, l'année me parait plus claire, comme si un voile avait été levé.

Ainsi, je peux observer les apports qui ont été faits à la science-fiction en tant que mouvement culturel. Dans les impacts les plus grands, on pourrait parler de la publication du livre "Project Hail Mary", de la sortie de la première partie de Dune, par Denis Villeneuve ou encore de Leviathan Falls. Toutefois, lorsque l'on regarde tout cela à plus grande échelle et que l'on pense aux générations futures de lecteurs, l'un des plus grands évènements de cette année est l'émergence du sous-genre de l'évolution spéculative (Speculative Evolution), amorcé par le succès brutal de All Tomorrows.


Ce court livre, bien que publié sous pseudonyme en 2006, prit réellement de l'ampleur en 2021, lorsqu'une version audio abrégée sortit sur la chaine de Alt Shift X. Le succès fut instantané, et une véritable communauté se battit autour de l'œuvre. Ce fut pour un grand nombre de personnes, leur premier contact avec le genre de l'évolution spéculative.


Néanmoins, et même avec du recul, ce succès peut paraitre impromptu. L'histoire n'est pas conventionnelle, même pour un récit de science-fiction, il n'y a aucune version papier du livre, l'auteur est méconnu et ses autres œuvres divergent d'elle, etc. Il était peu probable qu'un tel retournement de situation puisse arriver pour ce court roman qui, d'après les apparences, n'était pas destiné à un public aussi large.


Pourtant, un succès indiscutable a frappé ce livre, quinze années après sa publication sur Internet. Sachant que le succès frappe rarement les œuvres qui n'ont aucune valeur, il est évident que All Tomorrows possède des qualités lui ayant permis d'atteindre un tel niveau de popularité. Voici donc cinq raisons permettant d'expliquer l'intérêt que l'on porte sur ce roman insolite.


 

1. La durée


All Tomorrows est une courte histoire que l'on pourrait qualifier de novela, voir même de nouvelle, tant sa lecture se fait aisément. Pourtant, son histoire est loin d'être minimaliste. Le contenu qui nous est présenté en si peu de mots est inhabituel pour une novela de science-fiction. En réalité, on se rapproche plutôt des standards d'un essai philosophique que d'un roman en termes de concision. Deux raisons principales expliquent cela.


En premier lieu, il y a le style. L'histoire nous est contée du point de vue d'un historien condensant

des millons d'années d'histoires afin de vulgariser des évènements complexes. De cette manière, on ne s'arrête pas sur des détails insignifiants du point de vue historique et l'on ne s'arrête pas sur des individus en particulier, seulement sur des mouvements sociétaux et sur des évènements conséquents à l'échelle d'une espèce entière.

La deuxième raison est encore plus simple, c'est la répartition du texte en une cinquantaine de chapitres. En effet, le livre est divisé en court chapitre d’environ 400 mots en moyenne. Cette séparation est nécessaire au développement de l’histoire puisque chaque chapitre conte une histoire diamétralement opposée de la précédente. À chaque chapitre, on change de planète et d’espèce pour ce concentré sur un autre chose. Ainsi, le lecteur n’a jamais le temps de s’ennuyer où de se plaindre d’un manque d’action ou de nouveauté. À chaque 400 mots, l’attention du lecteur est donc renouvelée. De cette manière, C. M. Kosemen pousse les principes de Van Vogt à son paroxysme. Si Van Vogt changeait de scène à chaque tranche de 800-1000 mots, Kosemen le fait deux fois plus rapidement.


De cette manière, la novela a aisément pu atteindre un public ayant une attention plus limitée. Ce détail peut sembler anodin pour certains, mais, à l'ère de l'internet, l'attention est cruciale, d'autant plus que ce livre est disponible uniquement en format audiobook et pdf.


 

2. Les illustrations



Les illustrations sont une partie importante de All Tomorrows. En effet, ce n'est pas une simple novela, c'est une visite illustré d'un univers futur allant parfois au-delà de notre compréhension de par son étrangeté. Certaines descriptions d'espèces sont tellement absurdes que le lecteur moyen éprouve de la difficulté à se l'imaginer. Je pense entre autres à la description des Asymetric People, des Modular People ou encore des Lopsiders. Par les illustrations, on a une réponse aux questions que nous posaient les descriptions.


L'un des points les plus importants en faveur des illustrations est très certainement le style de dessin de C. M. Kosemen. Ses illustrations sont uniques en leur genre. Je ne ferai pas ici une analyse profonde de son style, n'étant pas moi-même un artiste visuel, mais je peux toutefois affirmer que ses œuvres, même en dehors de ce livre, sont dépaysantes de par leur style et l'étrangeté de leurs sujets. Les illustrations nous permettent de nous plonger davantage dans l'histoire de All Tomorrows. Il suffit de voir la communauté reddit derrière se livre pour comprendre l'impact qu'ont eu les illustrations sur l'impression des lecteurs.


Il est aussi possible de relier cet élément à la longueur du livre. À peu près chaque chapitre est ponctué d'une illustration sur la page suivante, ce qui permet au lecteur d'avoir l'impression d'avancer plus vite dans sa lecture que pour un livre normal. Je mets beaucoup l'emphase sur ce point, car, à mon avis, c'est le plus important lorsqu'une œuvre virtuelle devient populaire auprès du grand public.

 

3. Nouveauté

La spéculation évolutive et biologique n'est pas un sous-genre nouveau de science-fiction. L'un des premiers écrits de SF jamais conçus peut d'ailleurs être considéré comme tel. Je parle bien évidemment de "La machine à explorer le temps" de H.G. Wells. Il y eut ensuite quelques rares cas épars tels que "Les derniers et les premiers" de Olaf Stapledon, "Le livre de Mars" d'Edgar Rice Burrough, "Les maisons d'iszm" de Jack Vance, "Le monde vert" de Brian Aldiss ou encore certaines nouvelles de Lovecraft. Puis, le sous-genre se développa en un mouvement clair et défini avec Dougal Dixon. Néanmoins, aucune œuvre de SF appartenant explicitement à la l'évolution spéculative n'eut une popularité comparable à celle de All Tomorrows auparavant.


Ainsi, C. M. Kosemen introduisit un plus grand public à ce genre. Inévitablement, certains lui attribuèrent instinctivement toutes les idées propres au genre qu'ils n'avaient vues auparavant. L'originalité du projet fut donc surestimée (bien que réellement original), ce qui provoqua un plus fort engouement pour la novella. Son aspect visuel étrange et nouveau, mêlée d'une écriture hors du commun pour un livre de fiction, fit donc tourner bien des regards.

 

4. Histoire

Si All Tomorrows a pris des idées du sous-genre auquel il appartient, il n'en est pas moins un cas particulier. Car en réalité, ce projet d'évolution spéculative va plus loin que c'est prédécesseur et s'éloigne vaguement de la formule habituelle des projets du genre.


Dans un projet de biologie spéculative standard, les différentes espèces et leurs évolutions (si évolution il y a) sont présentées de manière didactique, comme le ferait un manuel de biologie ou une encyclopédie.

Néanmoins, dans le cas de All Tomorrows, ce style didactique est gardé, mais n'a pas la même intention. En effet, on a ici plutôt affaire au style de narration d'un livre d'histoire. Le point de vue est celui d'un historien extraterrestre contant l'histoire de l'humanité dans notre future. De cette manière, l'accent n'est pas mis sur les sous-espèces descendantes de l'humanité sous l'angle biologique et comportemental, mais bien du point de vue de leur Histoire avec un grand H. Les guerres, les alliances, les découvertes, les inventions, etc. Ainsi, la narration est bien plus intéressante que celle des projets de spéculation évolutive habituelle. Une trame narrative est établie et les sous-espèces finissent par se côtoyer, d'une manière pertinente. Les espèces ne sont pas décrites pour rien, il y a un but global et celui-ci est pris en considération par l'auteur avec plus de soin qu'à l'habitude pour un projet de ce genre.

 

5.Bestiaire et mythologie


L'un des points les plus aguicheurs de cette novela est son bestiaire de posthumains. Ce troisième point va de pair avec le précédent. Les descriptions accompagnées d'illustrations permettent d'établir un bestiaire de toutes les espèces et sous-espèces descendantes de l'Homme. Cet aspect permet de créer une mythologie autour de l'histoire, ce qui renforce l'attachement du lecteur à l'histoire.


Comme l'a fait la mythologie grecque auparavant, les différentes créatures présentées sont aisément reconnaissables. En outre, cette manière de présenter un univers possède un caractère mémétique inhérent. Je ne pourrais expliquer quel est le phénomène psychologique derrière cette facilité mémétique, mais il est certain que son caractère mythologique explique une grande partie de son succès. Autrement dit, la présentation de chaque espèce en bestiaire faciliterait son intégration dans le cerveau des lecteurs, comme l'on fait les mythologies auparavant.


L'incarnation la plus flagrante de cette caractéristique dans le cas de All Tomorrows et de sa myriade de posthumains est la popularité qu'on prit ses memes sur Internet. Qu'ils soient sous forme de vidéo, ou de memes traditionnels en png et gifs, ils ont évidemment permis de transmettre la mythologie d'All Tomorrows de bouche à oreille, ou dans ce cas précis, d'écran à écran. Chaque espèce possède des caractéristiques qui lui sont particulières, et leur étrangeté donne à chaque espèce un certain caractère humoristique. En outre, certaines espèces aux comportements et aux mœurs étranges peuvent évoquer une exagération de la nature humaine. Ainsi, les lecteurs de All Tomorrows pourraient facilement s'identifier à certains posthumains.

 


Il me faut maintenant faire un court aparté. Je n'ai pas mentionné un élément important dans cette liste et je crois qu'un simple paragraphe saura combler cet oubli de ma part. Je parle ici de l'exotisme. En effet, l'auteur de All Tomorrows est Turc et cette différence culturelle à certainement fait un effet sur les lecteurs issus d'une autre nationalité et constituant l'énorme majorité de ses lecteurs. Autant dans les illustrations que dans le texte lui-même, on peut ressentir des influences culturelles qui nous sont inconnues, ce qui contribue à l'étrangeté, un point que j'ai déjà abordé plus haut dans cet article. C. M. Kosemen a souvent expliqué cela au court d'interviews. Il s'inspire beaucoup de la culture, de l'histoire et de la nature de la Turquie afin de créer ses œuvres de fiction. L'influence est parfois plus explicite dans d'autres travaux tels que dans ses nouvelles "Turtle Man" et "Precursors" où encore dans sa série de dessin dénommée "Organic Houses". All Tomorrows possède des influences parfois plus discrètes, mais elles n'en sont pas moins omniprésentes.

 

Ainsi donc se termine la longue liste d'éléments pouvant expliquer le succès subit d'All Tomorrows. Il serait évidemment possible d'allonger cette liste, mais je crois que les éléments essentiels ont été énumérés et expliqués en détail. Je ne possède certainement pas la science infuse, mais j'ai longtemps réfléchi au succès de ce court livre et à l'intérêt que j'y porte moi-même. Je n'ai pas mentionné certains points et il y en a probablement auquel je n'ai même pas pensé, mais l'important se trouve ici.


À l'heure où j'écris ces derniers mots, j'ai terminé la traduction, la révision et la mise en page de Tous les lendemains, ma traduction de All Tomorrows. Dans quelques semaines, j'écrirai un court billet où je raconterai mon expérience avec cette traduction. Entretemps, aimez aujourd’hui, et saisissez Tous les Lendemains!


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