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  • Photo du rédacteurLucas G. Blanchard

L’énigme du miroir (Deuxième version)

Dernière mise à jour : 11 févr. 2022


C’était un dimanche après-midi ensoleillé, comme tous les autres dimanches.


L’astre du jour était temporairement parvenu à se débarrasser des nuages peuplant le ciel pour avoir tout l'espace que méritait son imposante prestance. Nous n’étions que le 15 mars. Pourtant, la neige sur le trottoir fondait peu à peu, laissant des taches d’eau brillante après son passage. Les passants, quant à eux, se divisaient alors en deux catégories bien distinctes en réponse à ce présage prématuré d’une saison que tous attendaient. D’un côté se trouvaient les incrédules et de l’autre, les présomptueux.


La première catégorie se promenait dans les rues avec un scepticisme non dissimulé à l’égard de l’arrivée sournoise de la chaleur du printemps. Certains relevaient leur tuque afin d’observer la voute céleste, comme si deux mètres de neige allaient s’abattre sur eux à tout moment.


La deuxième école de pensée se faisait plus optimiste et était donc parvenue à enrôler la majorité des passants. Ces derniers déambulaient nonchalamment dans les rues en bermuda, les sandales aux pieds. Le printemps n’était plus une lueur à l’horizon, c’était un astre aveuglant qui se trouvait droit devant nous.


De mon côté, j’avais rejoint la deuxième philosophie, tout en prenant la précaution d’amener de quoi couvrir mes bras au cas où la température aurait le malheur de tomber en chute libre. Il vaut mieux se méfier que d’avoir une foi aveugle en la science indomptable qu’est la météorologie.


C’est donc avec un coton ouaté dans les bras que je me dirigeai vers l’unique librairie de livres usagés de ma ville, dans l’espoir d’y trouver de quoi occuper mes soirées.


J’avais l’habitude de tout acheter en ligne, mais un collègue m’avait convaincu d’aller jeter un coup d’œil à cette boutique. Face à l’insistance de mon ami, je m’étais résigné à fureter l’endroit brièvement, ce qui me permettrait au passage d’observer l’accoutrement insolite des piétons.


Arrivée en face de la librairie, j’observai la petite vitrine débordante de livres. Entre un roman policier obscur et l’intégrale de Shakespeare se trouvait un Tintin en bois qui m’invitait à entrer. J’accédai de ce pas à sa demande, et me retrouvai dans la pièce étroite qui constituait l’entièreté du commerce.


Malgré sa maigreur, l’emplacement était adroitement aménagé, et des milliers de livres étaient étalés sur les étagères sans trop obstruer l’espace réservé à leurs potentiels acheteurs. Des piles de livres trainaient bien çà et là sur le plancher de bois franc.


Dans le coin de la pièce, un petit homme écrasé dans sa chaise faisait sécher ses pieds sur une caisse vide. Le sexagénaire ne jeta même pas un regard en ma direction, trop concentré sur le livre jauni qu’il tenait avec des mains qui l’étaient tout autant. Face à une telle indifférence, je ne perdis pas une seconde de plus sur le tapis d’entrée et allai directement au fond de la pièce afin que le plus de livres me séparent du maitre des lieux.


Ainsi tranquille, je commençai à parcourir les étagères et leur contenu des yeux, à la recherche d’un livre digne de mon intérêt. Comme dans la vitrine, les livres avaient été placés sans ordre apparent, ce qui en disait long sur le propriétaire de la boutique.


De nombreux livres avaient des pages pliées, annotées, coloriées et déchirées, comme si leurs anciens propriétaires avaient ressenti le besoin urgent de laisser une trace de leur lecture, ce qui donnait parfois du charme aux livres, mais avait plutôt pour effet de me convaincre à ne pas les choisir dans la majorité des cas. J’avais la fâcheuse tendance à choisir les livres par leurs couvertures, ce qui limitait donc sérieusement mon choix ici. Le paysage général des étagères ne me donnait pas du tout envie de choisir un livre, mais je savais qu’une exception pouvait tout de même arriver.


Néanmoins, je finis bien par trouver quelque chose d’intéressant, à force d’exploration. C’était un livre rouge à couverture rigide. La couverture arborait un titre sobrement inscrit dans sa partie supérieure. En lettres cursives et dorées, il était écrit :


_Théories et mystères irrésolus_


C’était amplement suffisant pour attirer mon attention. Un titre aussi vague que celui-ci ne pouvait pas passer inaperçu. Je feuilletai le vieil ouvrage afin de me faire une idée de ce qu’il contenait et je tombai sur un passage annonçant l’arrivée imminente du gouvernement mondial tel que l’annonçait le livre de Daniel. Vu l’état du livre, il ne faisait aucun doute que son auteur était mort depuis bien longtemps et que cette prédiction grossière ne valait plus rien. Pourtant, cela me motiva davantage à acheter l’étrange livre rouge.


Séduit, j’allai affronter le regard du libraire afin de payer ma trouvaille. Je déposai le livre sur sa table et croisai les bras, attendant que le bonhomme finisse sa page.


Après d’interminables secondes, il déposa son livre, jugea le mien, puis considéra longuement l’homme en face de lui. D’un air décontracté, il prépara une facture trop salée, puis me la tendit. Je payai son dû sans sourciller et sortis de la boutique.


Pendant plusieurs jours, le livre rouge resta sur ma table de chevet, accumulant la poussière comme il l’avait si bien fait au cours des quarante dernières années. Je jetai quelquefois un regard en sa direction, mais ma curiosité pour lui s’était dissipée depuis que j’étais sorti de la boutique de livres usagés. Sa présentation maladroite et son nom peu vendeur prouvaient l’amateurisme de l’auteur et le peu d’intérêt qu’avait eu l’éditeur pour le livre, ce qui me dissuadait à mon tour d’y faire attention.


Toutefois, cette indifférence à l’égard du livre en question finit par se dissiper, remplacée par une curiosité forcée par les circonstances du jour.


En me levant ce matin-là, la première chose que je vis fut un ciel couvert de nuages pluvieux qui éclatèrent quelques minutes après mon réveil. J’avais la journée de libre, mais la météo m’avait instantanément convaincu de renoncer à toutes activités extérieures. Face à la surabondance de temps qui se tenait devant moi, je m’obligeai à en employer une part afin de commencer le livre rouge. Je l’ouvris donc à sa table des matières et choisis le chapitre au nom le plus inspirant, pour ensuite me plonger dans sa lecture :


_La dimension spirituelle _


La spiritualité, telle que décrite dans de nombreuses religions, est une dimension invisible à l’œil du commun des mortels. Toutefois, cela ne l’empêche pas d’être omniprésente. En d’autres termes, la dimension spirituelle est parallèle au monde visible par l’Homme, mais celui-ci est incapable de la percevoir puisqu’aucun sens ne le lui permet.


Certains estiment que les cinq sens sont les seuls pouvant exister. Cette croyance, bien que très répandue dans notre société, est probablement à de nombreuses lieues de la vérité. Malheureusement pour nous, l’humain a encore de nombreux millénaires d’évolution devant lui avant qu’un organe sensoriel lui permette de voir par-delà le monde tangible. […]

En réalité, il serait possible que ce que l’on qualifie de dimension spirituelle soit en fait une multitude de dimensions indépendantes qui nous sont plus ou moins accessibles. Malheureusement, aucun moyen permettant de prouver cette théorie n’a été découvert. […]

Dieux, fantômes, fées, anges, démons, mogwais, horlas, yumboes, elfes, hōkōs et autres créatures mystérieuses peuvent être classés sous le terme général d’esprit. Ces esprits habitent dans toutes les dimensions à la fois, mais sont imperceptibles à l’œil humain. Malgré cela, certains esprits ont la capacité de se montrer à l’Homme s’ils le veulent.


À l’inverse, les règnes animal et végétal sont incapables d’accéder à la dimension spirituelle, ce qui ne les empêche pas de pouvoir interagir avec les objets issus de cette dimension (voir L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR, p.217). Cette coexistence ambigüe peut paraitre incompréhensible, mais les pages suivantes auront pour but d’éclaircir le concept de la dimension spirituelle.


Malgré ma curiosité pour la suite du chapitre, mon intérêt pour celui dédié aux miroirs était encore plus grand, ce qui m’incita à feuilleter le livre jusqu’à la page 217 :


_L’autre côté du miroir_


La dimension spirituelle n’est pas seulement habitée des créatures étranges que rapportent les mythologies et folklores de partout à travers le monde. En effet, on y retrouve aussi des objets que certains ont, par le passé, qualifiés de magiques. Dans cette liste, se retrouve le Saint Graal, les moaras, les cafetières, les aléthiomètres, les pendules, les miroirs et plus encore. En réalité, ces objets sont constitués de matériaux issus de nos trois dimensions, mais un élément « magique » vient les ranger dans la catégorie du spirituel.


Les objets magiques sont toujours percevables par le commun des mortels puisque, contrairement aux esprits, ils ne possèdent pas de volonté. Toutefois, certains objets du quotidien pourraient aussi avoir un caractère spirituel qui nous serait impossible de percevoir puisque cette magie se manifesterait uniquement dans la dimension spirituelle. Le seul moyen pour prouver cette théorie serait d’inciter une créature spirituelle à « activer » la magie de l’un de ces objets dans les trois dimensions humainement percevables. D’obscurs rapports d’un tel évènement ont été rapportés à quelques reprises dans des temps plus anciens. Toutefois, les écrits encore existants sur cette matière sont sujets à débats.


Les miroirs quant à eux sont un cas très spécial. D’après une théorie populaire, ceux-ci pourraient servir de portes entre notre monde et celui se trouvant de l’autre côté du miroir.

Ce monde à première vue homologue au nôtre aurait en fait quelques différences mineures avec notre monde concernant les lois physiques qui le régissent. Ces différences n’ont pas encore été officiellement démontrées, mais la méthode afin de parvenir à différencier ce monde du nôtre serait déjà connue.


D’après certains, le hasard pourrait permettre la séparation définitive du monde à l’intérieur du miroir de celui à l’extérieur. Ainsi, il suffirait d’utiliser un dé, des cartes ou une roulette pour définir la séparation. Après de nombreux essais, il serait possible d’obtenir un résultat différent de celui s’affichant de l’autre côté du miroir.


Dès cet instant, le monde intérieur et extérieur se différencierait lentement, ce qui permettrait enfin de passer au travers des miroirs sans être obstrué par son homologue intérieur.


D’après quelques adeptes de la théorie, deux miroirs se reflétant indéfiniment pourraient nous donner l’accès à une infinité d’univers parallèles. Pour les autres, cette disposition ne ferait que refléter les deux mêmes univers à l’infini.


Il reste tout de même à savoir si chaque miroir donne accès à un univers différent où s’il est le même pour chaque miroir de notre univers. Dans tous les cas, la théorie du miroir est une idée très intéressante en raison de ses multiples possibilités laissant libre champ aux rêveurs et aux imaginations foisonnantes.


Est-ce une conjecture ridicule ou une théorie avérée ? Le mystère reste complet jusqu’à ce jour.


Après cette lecture, je déposai le livre, jugeant son contenu prétentieux et bien trop fantastique pour que qui que ce soit puisse y croire.


Pourtant, la théorie du miroir s’était subtilement encrée dans ma tête. Plus les jours passaient, plus mes pensées vagabondes avaient tendance à revenir à ce sujet, comme si les profondeurs de mon inconscient croyaient réellement à la théorie.


En passant près des miroirs, je regardais maintenant mon reflet d’un œil différent. Je jugeais l’autre moi comme un être à part entière. Je le voyais marchant dans une salle identique à celle dans laquelle je me tenais. Dans la salle de bain, je le dévisageais, essayant de garder mon regard en sa direction plus longtemps qu’il ne le faisait. Progressivement, cette curiosité envers le moi du miroir se transforma en malaise. Je sentais son regard de voyeur m’épier dès que j’entrais dans la salle de bain.


Par pudeur, je décidai d’enlever le miroir de ma salle de bain et je vendis aussi mon armoire à glace. Mais, malgré cette précaution, j’imaginais encore mon homologue marchant au rythme de mes pas et imitant chacun de mes gestes.


Après avoir enlevé les deux miroirs que je consultais fréquemment, seul le miroir posé dans la chambre d’ami resta dans ma maison. Bien que je ne me rendisse que très rarement dans cette pièce, son miroir finit, lui aussi, par m’embêter. J’étais conscient du ridicule de ma situation, pourtant ma crainte devenait plus forte que ma fierté, et je finis par décider de fermer la porte de la chambre à clé. Malheureusement, la peur me rattrapait même en faisant preuve d’une telle prudence.


Le monde extérieur était dorénavant synonyme de danger, car il n’avait de cesse d’échanger avec l’autre monde. Les miroirs étaient partout et la moindre rencontre pouvait provoquer mon dernier soupir. Il n’était donc plus question de quitter ma demeure.


Malheureusement, je découvris rapidement que même ma maison ne pouvait me mettre à l’abri du danger qui me guettait. Du silence de mort qui habitait ma maison semblait naitre une ombre malfaisante, dissimulée là où mon regard n’allait pas. Dans le secret de la nuit, les ombres que produisait la lune se mouvaient pour laisser place à l’ignoble silhouette de l’imposteur. J’étais dégouté par cet être pervers qui prenait ma place de l’autre côté du miroir. Partout, je le voyais. Partout, il me suivait.


Les miroirs et ce qu’ils contenaient peuplaient ma pensée et hantaient mes rêves sans jamais me laisser de repos. J’étais aveuglé par la peur que m’évoquait l’autre monde. J’étais assailli en toute direction par ce reflet rebutant de la réalité. J’étais paralysé à la vue de cet univers sulfureux qui me paraissait être une pâle copie du monde dans lequel je vivais.


« L’autre côté » ne m’avait pas quitté avec les miroirs. Au contraire, il avait raffermi sa poigne sur moi. Rien ne semblait pouvoir apaiser mon obsession. Je le voyais, brillant d’une aura lugubre. Ses lourds rayons se frayaient un chemin sous la porte et m’aveuglaient par leur clarté sépulcrale. Face à une telle pression, j’étais complètement démuni. Je ressentais les flammes de l’enfer bruler la porte qui me séparait du miroir, libérant ainsi les créatures infernales de leur repos millénaire. Plus rien ne permettait de détourner mes pensées du miroir se tenant dans la chambre d’ami.


Ainsi, je n’avais plus qu’une option ; affronter le miroir.


_Le miroir et l’inconnu_


Le miroir pose une question intéressante. Le monde qu’il projette est-il réellement une copie exacte du nôtre, ou simule-t-il cette ressemblance, pour dissimuler un secret plus important encore ? En partant du principe que la réponse à cette question est affirmative, on se demande ce qui est suffisamment important pour être caché ainsi. Pourquoi tant d’énergie et de ressource serait déployée dans l’unique but de nous donner l’illusion qu’il ne se cache rien derrière les miroirs ?


La question est légitime et sa réponse l’est aussi. Toutefois, aucune piste de réponse n’a été rapportée dans l’Histoire. Si le monde du miroir à un jour tenté de communiquer avec nous, ses efforts ont été vains. Le mystère reste donc intact et son opacité ne faiblit pas, tant que l’équilibre physique entre les deux univers reste inaltéré.


Le 3 avril à 2 heures du matin, j’eus le courage, ou plutôt l’insouciance, d’aller voir le miroir. Le peu de sommeil que j’avais pu obtenir cette nuit-là avait été mouvementé, et l’orage qui traversait le ciel m’avait réveillé. Incapable de me rendormir, je décidai que l’heure était venue d’affronter le miroir une bonne fois pour toutes.


Je sortis de ma chambre au rez-de-chaussée et me dirigeai lentement en direction de la chambre d’ami. À chaque pas, le plancher grinçait bruyamment, comme si les esprits de l’autre dimension étaient relâchés par le poids que j’exerçais sur eux. Après de douloureuses secondes passées à guetter leur arrivée, j’observai avec appréhension les escaliers menant au premier étage, et, après quelques secondes d’hésitation, je me mis à les gravir une par une dans un silence macabre, césure momentanée dans une nuit bruyante de terreur.

À l’étage, ma peur redoubla, accentuée par l’atmosphère lugubre qui régnait dans ma maison. Celle-ci était en pleine ville, mais la pluie opaque qui me séparait des autres maisons du voisinage semblait isoler ma demeure, comme si elle flottait au beau milieu de l’océan.


Chaque goutte de pluie tombant sur le toit résonnait bruyamment dans le couloir du premier étage, laissant peu d’espace au son du vent qui frappait la maison, sifflant dans les fenêtres. Et c’était sans parler du tonnerre qui sévissait au loin, rapportant la puissante lumière de la foudre, quelques secondes avant son grondement.


Je traversai le couloir à pas de loup, de peur que mon reflet ne soit averti de ma présence ici. Avec appréhension, je jetai un regard tourmenté sur la porte de la chambre, éclairée par le reflet de la lune sur les planches de bois du plancher.


Était-ce vraiment une bonne idée ?


De toute façon, j’étais trop près du but pour rebrousser chemin. Je n’avais plus qu’à débarrer cette porte pour me retrouver face à face avec ma plus grande peur qui, je l’espérais, s’exorciserait instantanément à la vue du miroir.


Serait-ce vraiment aussi simple ?


Il ne fallait pas y songer plus longtemps. Je sortis la clé et la tournai frénétiquement dans la serrure.


En ouvrant la porte, mon regard rencontra immédiatement le sien. Personne n’osa bouger du cadre de la porte pour entrer dans la salle. J’étais paralysé à la vue de mon alter ego maléfique tandis que lui semblait affecter la même émotion.


Était-ce par jalousie ou par ruse ? Je ne pouvais le dire, mais une chose était sure, je ne devais pas lui faire confiance. À aucun moment, je ne devais lui tourner le dos, car il n’hésiterait pas une seule seconde avant de me poignarder par-derrière.


Mon reflet afficha un air de terreur feinte sur son visage. À cet instant, je n’osais même plus cligner des yeux, de peur qu’il n’en profite pour foncer vers moi.


C’en était trop. D’une main, je repris la poignée et refermai lentement la porte, tout en ne quittant pas mon reflet des yeux. Lorsque la porte fut refermée et barrée, je pus enfin reprendre mon souffle et retourner dormir dans ma chambre avec toute la quiétude qu’il m’était possible d’avoir en cet instant. Toutefois, mon reflet et le regard qu’il m’avait fait restèrent imprégnés sur ma rétine toute la nuit, m’empêchant une fois de plus de m’endormir.


En fin de compte, cette visite ne m’avait aucunement aidé à alléger mon esprit. Le miroir continuait à m’obséder.


La journée, je pensais encore souvent au miroir, mais la nuit, cette pensée se transformait en peur. Lorsque le soleil se couchait, mes craintes resurgissaient et semblaient se faire plus insistantes au fil des nuits. Les cernes s’accumulaient donc sous mes yeux sans que je puisse y changer quoi que ce soit.


Puis, une semaine après ma visite dans la chambre d’ami, j’eus enfin une idée.

Si faire face au miroir n’avait pas fonctionné, c’est que je devais faire plus que cela. Voir mon reflet n’avait fait que frôler ma peur. Maintenant, il me fallait l’affronter.


Ainsi, je résolus de faire confiance au livre rouge et d’essayer de libérer le passage menant à l’autre côté du miroir. Si l’expérience réussissait, je serais enfin dissocié de mon reflet, ce qui mettrait fin à toute cette histoire.


Le lendemain matin, je me rendis donc au magasin de jouets le plus près et achetai un dé. Si Théories et mystères irrésolus disait vrai, c’était ce petit objet qui allait me redonner la paix.

Avec le dé et celui de mon reflet, j’espérais que le hasard sépare nos deux univers en affichant un résultat différent sur chacun d’eux. Si cela fonctionnait, le nombre qu’afficherait mon dé me dicterait le nombre de doigts avec lesquels j’allais traverser le miroir. Mon reflet, de son côté, répèterait le même mouvement, mais avec un nombre de doigts différent.

Dès cet instant, le plus grand effet papillon jamais conçu frapperait toute la planète et, quelques jours après la réussite de l’expérience, chaque personne serait dissociée de son reflet. Petit à petit les deux côtés du miroir se différencieraient l’un de l’autre afin d’être uniques, et la vérité serait enfin dévoilée.


Mais avant tout cela, je devais trouver le courage pour tenter l’expérience. Dé en main, je me rendis à l’étage et, après une grande inspiration, j’ouvris la porte pour affronter le miroir une seconde fois.


Je m’approchai de mon reflet avec méfiance, puis m’assis en face de lui. Cette fois, j’étais venu de jour pour mieux pouvoir surveiller les gestes de mon reflet. La clarté du jour se faufilait entre les rideaux et formait une colonne de lumière sur le sol. Dans cette atmosphère, la chambre n’avait plus rien en commun avec celle que j’avais vu la veille. Toutefois, le miroir et l’horrible monde qu’il projetait se dressaient encore au centre de la pièce, m’écrasant par son imposante présence. Étrangement, je n’eus aucun problème à l’approcher, ce qui était plutôt bon signe.


Avec une inquiétude mal dissimulée, je me mis à agiter le dé dans mes mains, pour ensuite les jeter au sol. Je répétai le mouvement une bonne dizaine de fois, sans résultat concluant. À tous les coups, les résultats affichés sur les deux dés étaient les mêmes.

La différence entre les deux univers était minime. Il me fallait donc agiter le dé de nombreuses fois avant que le pouvoir du hasard fasse effet.


Pour le restant de la journée, je répétai les mêmes mouvements, sans jamais perdre espoir. En soirée, je dus m’avouer temporairement vaincu par le pouvoir des probabilités et j’allai me coucher.


Le lendemain matin, la trêve se termina et je me remis au travail, mais mes essais furent aussi infructueux que ceux de la journée précédente. Il était donc évident que la tâche n’allait pas être aussi facile que prévu. Il me fallait une méthode encore plus efficace pour arriver à une dissociation. Je devais trouver un moyen pour augmenter considérablement le nombre de résultats possibles.


En après-midi, je me rendis au magasin, et achetai une dizaine d’autres dés, dans l’espoir que ceux-ci augmentent mes chances de réussite. Lorsque je revins dans la chambre d’ami, mon reflet avait lui aussi acheté de nouveaux dés. Sans plus attendre, nous nous remîmes à la tâche. Cependant et malgré tous nos efforts, le restant de la journée se passa sans qu’aucun dé n’affiche un résultat différent de celui de son homologue.


La tâche était simple, mais répétitive, ce qui finit par me lasser. De plus, la compagnie de mon reflet était encore un supplice difficile à supporter. Du moment où j’entrais dans la chambre d’ami, jusqu’à ce que j’en sorte, je redoublais de vigilance, ne quittant jamais mon reflet de vue. Cette attention me demandait beaucoup d’énergie et poussait ma fatigue à des limites inhumaines.


Malgré tout, ma détermination restait intacte. Je savais que tout cela était nécessaire pour que je puisse retrouver la paix.


Je continuai donc à agiter les dés pendant plusieurs jours. Quelquefois, je me rendais au magasin de jouets pour racheter des dés. Le nombre de faces sur ceux-ci ne cessait d’augmenter. J’en achetai à six, huit, douze et finalement vingt faces. Toutefois, je n’osai pas aller plus loin, puisque les chiffres devenaient de plus en plus illisibles, ce qui aurait ralenti l’expérience.


Malheureusement, rien ne semblait parvenir à dissocier les deux univers. Chaque essai devait me rapprocher du but, mais, à cet instant, ceux-ci me rapprochaient plutôt de ma capitulation.


Si l’expérience ne fonctionnait pas, il me fallait renoncer et tenter de revenir à une vie normale par une méthode différente. Mais pouvait-il réellement y avoir un autre moyen pour avoir l’esprit tranquille ? Pouvais-je retrouver une vie normale tout en sachant qu’un être malveillant m’épiait d’une autre dimension ?


Non.


Si ma vie ne pouvait pas revenir comme avant, il me fallait alors changer le monde pour modeler ma propre normalité. Si ma peur du miroir ne pouvait pas se dissiper en l’éludant, je devais alors l’affronter. Mieux encore, elle devait passer sur moi, au travers de moi.

Renoncer n’était plus une option.


Le lendemain matin, plus déterminé que jamais, j’allai acheter un double pendule.

Si les dés n’avaient pas fonctionné, il ne faisait aucun doute que cet objet percerait enfin le mur séparant les deux dimensions.


Le double pendule était l’objet ultime quand venait le temps de parler de la théorie du chaos. Simple en apparence, mais compliqué en théorie, ce petit gadget était capable de mouvement absolument imprédictible.


Un premier bâton était relié au socle par un palier, formant ainsi un premier pendule capable de se mouvoir circulairement des deux côtés. Un second pendule était ensuite rattaché au premier par un autre palier, ce qui augmentait exponentiellement l’ensemble des mouvements possibles.


Avant de l’essayer face au miroir, je l’essayai sur ma table de cuisine. Je relâchai le deuxième pendule à son zénith, et regardai le résultat, non sans une certaine fébrilité.

Le double pendule tourbillonnait en tous sens, d’une manière si chaotique que l’œil suivait difficilement son parcours.


Je regardai le double pendule pendant plusieurs minutes, comme hypnotisé par ses mouvements défiant toutes prévisions. Du même point initial, les deux pendules donnaient toujours des résultats entièrement différents des autres essais. Malgré mes efforts pour replacer l’objet dans la même position à tous les coups, chaque essai finissait par être unique.


Avec un sourire en coin, je pris le petit objet dans mes mains et l’apportai dans la chambre d’ami.


Cette fois, c’est la bonne.


Si le double pendule ne parvenait pas à dissocier les deux univers, rien ne le pouvait. Je plaçai donc l’objet en face de mon reflet qui fit de même avec le sien.


La fin approchait.


Fébrile, je pris une grande inspiration, puis relevai le deuxième pendule le plus haut possible, de manière à lui donner un élan qui ferait durer l’agitation des pendules. Je regardai mon reflet, d’un air espiègle, puis lâchai enfin le pendule.


Je regardai alors les deux objets s’agitant à l’unisson face à leur reflet. Si les mouvements du double pendule m’avaient tout à l’heure paru précipités, ils étaient maintenant bien plus lents, comme si la scène dont j’étais le spectateur s’était ralentie afin de me permettre d’apprécier chaque mouvement à mon rythme.


Mais, malgré toutes leurs attentions à mon égard, le double pendule et son reflet faisaient preuve d’une complicité qui permettait la synchronisation parfaite de chacun de leurs mouvements. Rapidement, mon emballement se transforma en agitation, puis en tension, pour finir en nervosité.


Les pendules se balançaient tranquillement, perdant peu à peu de leur enthousiasme. Pourtant, la synchronicité de leurs mouvements demeurait impeccable.


Il restait tout de même de l’espoir puisque la prestation des deux doubles pendules n’était pas encore terminée. Je restai donc là à observer les deux objets, sans jamais les quitter des yeux, soit par folie ou par déni de la situation. Dans ce dernier filet d’espoir se cachait aussi le restant de ma raison. Il était certain que cet essai était mon ultime espoir et qu’après cela, plus rien n’allait pouvoir m’aider.


C’est donc dans cet état d’esprit que j’observai les derniers signes de vie des pendules. Il n’était plus question de tour complet, mais bien de faibles balancements qui forçaient le deuxième pendule à se contenter de mouvements en demi-cercle.


Puis, soudainement, l’un des doubles pendules perdit la cadence. La différence, au début subtile, devint de plus en plus évidente au point où les mouvements de mon pendule semblèrent opposés à ceux de sa réflexion.


J’avais réussi.


Sans plus attendre, j’arrêtai mon pendule avec mes mains tremblotantes qui, au contact du pendule, se dissocièrent définitivement de celles de mon reflet. Afin de confirmer ma théorie et d’inaugurer la nouvelle ère qui venait de commencer, j’allai en face du miroir et saluai mon reflet d’un air solennel. Avec le pendule, je brisai la vitre qui constituait le seul mur séparant maintenant nos deux univers qui avaient anciennement été parallèles. Maintenant, l’un d’eux penchait légèrement vers l’autre, pour entrer en collision avec lui sous peu.


J’étendis ma main en direction de mon reflet qui effectua un mouvement similaire, faisant ainsi un hommage involontaire à Michel-Ange. Puis, finalement, nos mains se tâtèrent et, après quelques efforts, parvinrent à se serrer.


Sans en informer mon reflet, je décidai de traverser le miroir et j’arrivai sain et sauf de l’autre côté. Il n’en fallait pas plus pour bouleverser l’ordre des choses. À cet instant, nos deux univers entrèrent en collision avec une violence indécelable à l’humain tant son étendue était vaste.


En un seul instant, les atomes de mon corps pénétrèrent l’autre côté du miroir et filèrent d’un monde à l’autre, fracassant au passage les atomes de l’air. Le contact fut brutal et l’univers ressentit instantanément le corps étranger qu’on venait d’injecter en lui. Les atomes d’azotes et d’oxygène frappèrent les fibres de mon chandail et réagirent d’une manière que mon univers ne pouvait répliquer. Les atomes bougeant à toute vitesse furent projetés sur leurs voisins qui à leur tour translatèrent le mouvement au-delà de la pièce. En un instant, l’univers tout entier observa un soubresaut imperceptible, prouvant secrètement mon succès.


Le livre rouge avait raison. Une telle entreprise était possible et j’y étais apparemment parvenu le premier. C’était irréel. Un changement si important s’opérant par le biais d’un être aussi insignifiant que moi. Le génie humain avait triomphé sur les lois de la physique, et même la cage dans laquelle on l’avait placé avait pu être brisée.


Réjoui par une telle idée et aveuglé par ma fierté empreinte d’orgueil, j’en oubliai mon reflet.


En un instant de seconde, celui-ci sortit le couteau de cuisine qui se trouvait dans sa poche et, sans sourciller, me poignarda par-derrière, d’un coup mortel qui transperça mon poumon gauche.


Abasourdi, je tombai par terre et posai un ultime regard sur mon reflet qui d’un œil malin, observa mon dernier souffle s’évacuer de mes poumons.


J'avais vaincu ma peur, mais la folie m'avait rattrapée.

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