top of page
  • Photo du rédacteurLucas G. Blanchard

Le monument

— C’est tout simplement impossible. Certes, la conception d’un tel monument ne pose pas de problème sur papier ou lorsqu’on en voit une maquette, mais il ne suffit pas de concevoir un bâtiment sous un angle purement théorique. Il faut réfléchir à la main-d’œuvre, aux matières premières, à la transformation, à la gestion des conséquences sur le plan urbain, aux coûts et à toutes les vies qui seront impactés par un tel projet.

— Tu crois que c’est moi qui n’ai pas songé à tous les problèmes qui peuvent naitre d’un projet d’une telle ampleur, mais c’est toi qui manques d’imagination. Ceci est le travail d’une civilisation, c’est le labeur de dizaines de générations et de milliards de vies, que dis-je, c’est le chef-d’œuvre de l’humanité. Nul empire n’a été aussi puissant que le mien et nul ne le sera avant très longtemps. Il y eut la dynastie Han, Yuan, Ming et Qing. Il y eut l’empire romain, mongol, byzantin, ottoman, portugais, espagnol et russe. C’est sans parler de l’empire égyptien, du royaume de Macédoine, de l’empire achéménide et de toutes les autres grandes forces précédant notre ère. Il y eut finalement l’Empire britannique, l’Union soviétique et les États-Unis qui clôturèrent l’époque des grandes nations. Mille ans plus tard, nous sommes la première force d’une grandeur comparable aux grands empires de ces époques lointaines. Il est là le problème. Nous ne connaissons plus la grandeur et la force. Nous nous sommes habitués à la faiblesse des états modernes, si petits qu’ils ne peuvent rien accomplir de remarquable et qui seront oubliés une génération après leur chute. Mais nous, nous pouvons résister à cet oubli, comme l’ont fait les grands empires avant nous. Nous avons la capacité de nous faire remarquer comme eux l’ont été auparavant et c’est exactement ce que je compte faire.

— Et vous êtes prêt à sacrifier la vie de millions de personnes pour un caprice, simplement pour montrer au futur que nous avons existé ? C’est de la folie.

— Mais regarde plus loin que le bout de ton nez bon sang ! Il ne faut pas voir les vies qui seront dépensées dans la construction de ce monument, il faut penser aux milliards d’autres vies qui admireront ce que nous aurons bâti.

— Rien ne pourra faire oublier les vies sacrifiées.

— Bien au contraire, mais rien ne pourra faire oublier le monument que nous érigerons. Les humains sont fugaces et l’empire est éphémère, mais ce que nous bâtirons demeurera pour les siècles à venir, et plus encore.


***


Après la réunion des dirigeants de l’empire aquilin, les Douze sortirent de la salle, mais nombre d’entre eux demeurèrent dans le Parthénon. Ce gratte-ciel, haut de deux kilomètres, faisait la fierté de l’empire, et surtout de l’empereur Mudi, mais cette démesure n’était pas suffisante à ses yeux. Il lui fallait quelque chose de bien plus grand et de bien plus durable. Un monument si grandiose que personne sur Terre ne pourrait l’ignorer.

Cela inquiétait beaucoup Scilpha, le conseiller préféré de l’empereur et le seul qui ait osé s’opposer à la volonté de l’empereur lors de la réunion.

En se dirigeant vers l’aéroport du Parthénon, l’un des Douze l’accosta :

— Tu veux te faire tuer ?

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Faire face à l’empereur d’une telle manière relève de la folie. Tu es peut-être son préféré, mais il ne te laissera pas contrecarrer ses plans pour le monument.

— Je n’ai pas d’autre pouvoir dans cet empire que d’influencer les décisions de Mudi. Je compte donc utiliser cet avantage pour faire valoir mon opinion et je ne vois rien de mal à cela. Quant à contrecarrer ses plans, je n’en ai aucun moyen et l’empereur le sait.

Sur ces mots, les deux hommes arrivèrent dans l’aéroport et se dirigèrent vers la sortie qui faisait le relais entre le Parthénon et la Nouvelle-Rome, un quartier riche en banlieues de la métropole où se trouvaient leurs appartements. Empruntant donc la même navette, les deux hommes s’assirent côte à côte dans une vaste cabine privée dont le haut plafond d’un blanc immaculé avait été ornée d’enjolivures aux motifs de l’armoirie aquilin, signe d’opulence et de pouvoir dans une ville où plus du quart des enfants vivaient en deçà du seuil de pauvreté.

Lorsque les portes en acier se refermèrent, la navette s’envola et ils purent poursuivre leur discussion :

— Tu connais très bien les goûts mégalomanes de l’empereur. Il serait prêt à tout pour construire le monument et personne ne saura le faire changer d’idée. De peur qu’un tel malheur ne lui arrive, il sera sans doute prêt à éliminer ceux qui seront susceptibles de l’influencer et ce sont les conseillers comme toi qui passeront à la trappe en premier.

— Tu crains une menace qui n’existe pas. Jamais Mudi ne ferait une chose pareille. Il n’est pas comme son père.

— Ça, je n’en suis pas si sûr. Rappelle-toi de Ferra et de Serkey. Ne sont-elles pas mortes en de mystérieuses conditions ? Il en est de même pour Perceis, ou encore Neith. Je crois que Mudi est parfaitement capable d’éliminer toutes formes de difficulté sur son chemin, et en ce moment, tu es l’une de ces difficultés.

— Si je suis arrivé jusqu’ici, c’est grâce à mon honnêteté. Sans cela, je serais demeuré dans les étages inférieurs toute ma vie et je ne serais jamais parvenu à intégrer les Douze. Toi et les autres, vous n’avez jamais eux à faire face à tous les problèmes que j’ai rencontrés. Vous n’avez jamais dû vivre comme les autres citoyens de l’empire et c’est cela qui vous rend aussi lâche. Vous ne comprenez pas à quel point ce monument serait mortel pour l’empire et même si vous en aviez conscience, vous n’oseriez pas vous opposer à Mudi. J’ai tout à perdre. Je peux retomber dans la misère aussi rapidement que j’en suis sorti, et pourtant c’est moi qui ose tout.

— Ton arrogance te perdra.

— C’est ce que nous verrons.


***


Scilpha entra chez l’empereur sans même sonner. Il bouillait d’une colère explosive, et n’était pas d’humeur à se confondre en politesse.

— Huit millions de déportés ! Tu aurais au moins pu en avertir le conseil.

— Je n’ai fait que le nécessaire.

— Tu t’imagines toutes les vies gâchées en raison du monument. La construction n’est pas encore commencée que nous voilà déjà avec au moins six millions de sans-abris, pauvres comme nul autre et incapables de sortir de la métropole.

— J’avais prévu le coup, et tu sauras qu’à l’heure qu’il est, déjà la moitié de tes six millions de réfugiés se sont engagés sur le chantier. Mon offre fait fureur, particulièrement auprès des jeunes gens. Ils semblent prêts à tout pour notre empire. Tu dois voir les choses du bon côté Scilpha. Voltaire avait bien raison, il n’est point de mal dont il ne naisse un bien.

— Ce n’est pas comme s’ils avaient le choix. C’est ton offre ou la mort. Les niveaux inférieurs se trouvant dans le périmètre du futur monument sont encore grouillants de désœuvrés qui ne quitteront leur demeure pour rien au monde et tu le sais très bien.

— Tu as raison sur ce point, mais cela ne fait rien. Ils ont été avertis et ils savent aussi bien que nous ce qui va advenir des niveaux inférieurs. Leur demeure est la propriété de l’empire maintenant et ils n’ont plus aucun droit sur leurs habitations. Tant pis pour eux s’ils souhaitent rester. Qu’ils meurent sous les débris du dynamitage du périmètre, ou qu’ils survivent en se sortant de là, je n’en ai cure.

— Quelle barbarie !

— On peut en dire tout autant de leur comportement.

Scilpha était découragé. Il n’avait plus la force de répondre au déraisonnement de Mudi. De toute façon, celui-ci savait parfaitement la douleur qu’il causait et le problème moral que posaient ses actions, mais cela ne semblait le déranger aucunement.

En regardant l’empereur parler, Scilpha voyait son regard s’illuminer d’une flamme machiavélique. Cette flamme n’était pas avivée par des désirs morbides ou des intentions insensées, c’était un éclair logique et calculé. Froid, mais ô combien clairvoyant !

— Vois-tu, Scilpha, toutes ses morts, toute la douleur et tous les coûts ont déjà été calculés et compilés. J’ai déjà balancé le pour et le contre des centaines de fois afin d’être sûr de ma décision. Je ne suis pas de ces empereurs sanguinaires comme Caligula ou Gengis Khan, je ne suis pas un roi Hérode ni un Néron, simplement un homme qui voit de l’avant et qui sait ce qui sera bon pour son empire. Ce sera douloureux au début, certes. Les supplices ont commencé et ils sont lourds. Sache qu’ils sont sur ma conscience et que je m’en préoccupe plus encore que tu ne le fais. Cependant, sache aussi que chaque tribulation portera ses fruits, et que ces fruits vaudront les douleurs qui les ont fait naitre au centuple.

Scilpha ne voulait plus entendre un mot de tout cela. Il ressentait une douleur vive dans la gorge. C’était une flamme brulante, comme celle qui se trouvait dans les yeux de son ami, l’empereur.

Lorsque celui-ci finit son discours, Scilpha n’avait qu’une envie. Laisser couler ses larmes. Il n’y avait plus rien à faire. Le projet avait commencé, et il ne s’arrêterait pas tant que Mudi serait en vie.

Honteux de ses larmes, Scilpha sorti des appartements de son ami à toute vitesse, faisant passer sa tristesse pour de la colère.

Ce qu’il ne dit pas à son ami, c’est qu’au moment même où les deux hommes se parlaient, sa mère et sa sœur se trouvaient encore dans le périmètre du monument, prêt à mourir.


***


Scilpha n’avait plus d’autre choix, il devait aller secourir sa famille, peu importe quels dangers se placeraient sur son chemin.

Dès qu’il quitta l’empereur, il prit l’ascenseur et descendit les deux-cent-quarante étages du Parthénon. Les appartements de l’empereur se trouvaient tout en haut de la tour, avec ceux de son fils et de ses trois femmes, tandis que sa destination se trouvait à environ dix étages en dessous du sol. Au centre-ville de la métropole, le mot sol n’avait plus aucune signification, car tous les bâtiments étaient reliés, que ce soit cent mètres dans les airs ou cent mètres sous la terre. Dans cette vaste toile de déplacement, la ville n’était plus qu’un gigantesque complexe intérieur duquel on pouvait passer toute sa vie sans jamais voir ses poumons s’enflammer par l’air vicié de l’extérieur.

C’était d’ailleurs l’un des plus grands problèmes que causerait le monument, puisqu’il ne serait relié à aucun autre bâtiment, ce qui créerait un grand mur dans la ville, que l’on allait devoir contourner. Une telle mesure avait été annoncée d’emblée, et permettait de préserver le bâtiment d’une multitude de problèmes concernant sa préservation. Néanmoins, cela ralentirait tous les déplacements et couterait plusieurs milliards de dollars à l’industrie du transport.

Scilpha arriva au dixième étage sous la terre, et fit quelques pas avant d’arriver à un métro, faisant la navette à travers tout le centre-ville. En raison de son statut social, il n’avait nul besoin de payer ses déplacements. En contrepartie, ses moindres déplacements étaient surveillés et enregistrés. Puisqu’il était mal vu de côtoyer les étages inférieurs pour les gens de son statut, Scilpha savait parfaitement que l’empereur serait rapidement informé de sa position et que, d’ici quelques minutes, il serait étroitement suivi par une poignée d’espion.

Le métro le mena jusqu’aux limites du périmètre, là où allait brusquement s’arrêter la ville, pour laisser place au gigantesque monument. Plus un seul moyen de transport ne pouvait passer par le périmètre, mais toutes les installations en son sein étaient demeurées en place.

Si les citoyens de l’empire n’avaient plus l’autorisation d’entrer dans le périmètre, il n’y avait aucun agent de sécurité pour les en empêcher ni aucune barrière pour bloquer le chemin. Scilpha ne rencontra donc aucune difficulté pour entrer dans le périmètre, déjà complètement désert.

Cela faisait maintenant six mois que la construction du monument avait été annoncée, et depuis, la majorité des habitants avaient quitté l’endroit. Néanmoins, il n’était désert qu’en apparence, car il demeurait un bon million de personnes, dispersé un peu partout dans la zone.

Les pas de Scilpha résonnaient à travers les étroites allées vides. Les commerces qu’ils croisaient avaient tous été abandonnées, mais quelques néons éclairaient encore faiblement le chemin, de leurs éclats bariolés. À quelques étages au-dessus de sa tête, l’on démolissait tout, pour faire place au monument. Il lui arrivait donc quelquefois d’entendre le sourd vacarme d’un mur s’effondrant, ou de ressentir les tremblements d’une machine perçant la carcasse bétonnée des étages inférieurs.

Il marcha encore longtemps. Le périmètre était grand et la demeure de sa mère se trouvait tout au centre de celui-ci. Il lui arrivait parfois de rebrousser chemin. Certains passages s’étaient écroulés, et d’autres étaient occupés par des gangs encore sur place. Malgré les embuches, il finit par atteindre l’appartement de son enfance, au bout d’un couloir exigu, entre le dépanneur et un gurdwara désaffecté depuis longtemps, dans lequel s’arrêtaient parfois quelques nomades.

Il cogna à la porte, puis attendit quelques minutes. Personne. Lorsqu’il entra, il constata que peu de choses avaient changé, depuis qu’il avait quitté la maison. Le même désordre, la même tapisserie passée de mode et la même horloge analogique, avec son tic-tac assourdissant.

Cela faisait maintenant sept ans qu’il avait quitté la maison, et depuis, il n’y était pas revenu en raison de sa position dans l’empire. Sa sœur et sa mère venaient parfois le voir dans sa maison de Nouvelle-Rome, mais leurs contacts se limitaient à cela puisque Scilpha n’était pas autorisé à téléphoner. Pour protéger l’état de toutes tentatives malveillantes, les hauts placés comme lui devaient utiliser un réseau Internet fermé, qui n’était pas accessible aux autres citoyens.

Scilpha parcourut la maison, et comprit rapidement que sa mère et sa sœur étaient parties. Il n’y avait pas de message pour lui sur le réfrigérateur ni aucun indice permettant de savoir où elles étaient parties. Les avait-on emmenées de force hors de la zone ? Cela était peu probable connaissant les intentions de l’empereur.

Face à cette impasse, Scilpha n’eut d’autre choix que de se déclarer vaincu, évidemment, il déploya maints efforts avant d’abandonner ses recherches, mais rien ne lui permit d’entrevoir ne serait-ce que l’ombre d’un espoir.

Comme toujours, il était isolé du reste du monde, car c’est ainsi que Mudi contrôlait son entourage. Si lui ne prenait pas au piège et voyait clair dans son jeu, le mal était déjà fait, car tous les autres hauts placés étaient complètement détachés de la réalité des civiles, et ils ne s’en plaignaient pas. Cet aveuglement, pensa Scilpha, se reflétait dans toutes les décisions du conseil des Douze, comme celles concernant le monument.

Sa construction signait un point de non-retour. Les liens qui rattachaient encore les deux côtés de la société étaient définitivement brisés, ce qui ne pouvait se conclure autrement que dans l’effondrement de l’empire. C’est du moins ce que pensait Scilpha, mais il ne vécut pas assez longtemps pour voir ses prédictions se concrétiser.


***


Les années passèrent, et le monument naquit peu à peu des cendres de la ville, dont on avait prélevé un fragment afin d’y faire pousser la gloire de l’empire.

La zone en question était un carré de plus de trois kilomètres, qui, un jour, serait occupé par une pyramide dont le sommet serait à deux mille mètres de hauteur.

Mais ce moment n’était pas encore arrivé…


Shka était un jeune garçon, vivant sur le chantier du monument.

Depuis qu’il avait quatre ans, il était superviseur sur le chantier, comme la plupart des enfants de son âge.

Tous les jours, il allait au chantier avec sa mère, et s’assurait que tous les adultes travaillaient adéquatement. Se promenant entre les tas de brique et traversant des chantiers jonchés de machinerie complexe et dangereuse, il passait sa journée à espionner les autres.

Il avait dix ans maintenant, et en six années à peine, il avait vu le monument grandir, plus rapidement encore que lui ne le faisait. Au début, il devait prendre les marches pour monter au chantier et y redescendre, une fois la journée finie. Il se rappelait qu’à cette époque, sa mère le transportait dans ses bras lorsqu’il était trop fatigué pour continuer. Maintenant, monter jusqu’au chantier par les marches lui aurait pris toute une journée. À la place, on avait installé des ascenseurs qui faisaient monter et descendre les quelques millions de travailleurs comme Shka, tous les jours.

Aujourd’hui était une journée comme les autres. Il était arrivé au chantier et s’était promené dans la zone qui lui avait été attribuée, lui et un autre garçon un peu plus vieux que lui. Se promenant de groupe en groupe, il ne faisait que regarder les adultes en s’assurant qu’aucun d’entre eux ne prenait de pause illégale. Il n’avait pas à comprendre ce que les grands faisaient, il lui suffisait de les observer. Cela ne posait aucun problème pour les travaux manuels, mais devenait un peu plus complexe lorsque venait le temps d’observer les géomètres et les architectes. En théorie, la punition que recevaient les employés qui n’étaient pas à leur affaire était suffisamment grande pour dissuader quiconque de feindre son travail, mais Shka savait pertinemment que les architectes ne lui portaient pas autant de révérence qu’ils l’auraient dû.

Passant à côté de leurs grandes tables sur lesquelles étaient éparpillés des dizaines de plans illisibles, Shka remarqua que Ordan arrivait en sa direction, ce qui le força à détaler en direction des transporteurs de pierre.

Ordan était le jeune homme avec qui il partageait sa zone d’inspection. Le garçon avait quelques années de plus que Shka et il n’hésitait pas à le lui faire savoir à coups de poing dans le visage. Shka se dépêcha donc de partir, espérant que Ordan ne le suivrait pas.

Courant sur les échafauds qui faisait ombre aux profondes salles du monument. Risquant par trois fois de tomber, Shka osa jeter un regard derrière lui, pour finalement ralentir le pas, voyant qu’Ordan ne l’avait pas suivi. Malgré cela, il décida de faire un détour par l’intérieur du monument, afin de semer son malveillant collègue.

Pour lui, c’était comme un jeu, mais c’était un jeu qu’il devait prendre très au sérieux puisque les autres employés le surveillaient aussi. Le jeu avait ses règles, et il ne pouvait pas les transgresser, sans quoi il pouvait être sévèrement puni.

Un jour où la pluie frappait le chantier à grandes gouttes, Shka avait eu l’idée de se dissimuler dans la boue, afin de pouvoir espionner les adultes sans être remarqué. Recouvert de la tête au pied, il s’était ainsi avancé dans le chantier, esquivant de justesse les roues des gigantesques camions-bétonnières. Puis, un autre enfant l’avait vu, et s’était empressé d’avertir le chef de chantier du secteur. Les coups avaient été brefs, mais suffisamment douloureux pour que Shka comprenne que le jeu était très sérieux.

Jamais plus il ne tenta de folie.

Lorsqu’il atteignit les transporteurs de pierre, il jeta un regard au bas de la pente abrupte à l’extrémité du monument, qui descendait jusqu’à la ville, maintenant cachée sous d’épais nuages. Cela n’avait rien d’étonnant. Lorsque les nuages ne cachaient pas la vue, c’était le smog opaque de la ville qui obstruait la vue jusqu’en bas.

Regardant la pente de pierre noire et lisse qui tombait jusque dans l’abime des nuages, Shka songea à ce que signifiait le monument. Il pensa à son fils, et au fils de son fils, et ainsi de suite, se demandant lequel d’entre eux verrait enfin le monument terminé.

Comme tous les autres garçons de son âge, Shka se croyait immortel, mais il savait aussi que même le monument vivrait plus longtemps que lui.


***


L’impératrice arriva sur Terre dans sa barge de cérémonie. Le vaisseau atterrit sur le grand jardin Stele qui perçait la ville de sa longue silhouette verte, étendant son bras jusqu’au monument.

Depuis des années, toute la ville préparait ce grand évènement. Des bannières gigantesques à l’effigie de l’Hégémonie Solaire avaient été déployées partout à travers la ville, et des tapis de fleurs parcouraient les rues et jonchaient le jardin Stele en abondance.

C’était la plus grande fête que la Terre n’ait jamais eu l’honneur de produire et ce serait probablement la dernière à avoir une telle ampleur.

L’impératrice descendit de la barge, accompagnée de sa suite, tout aussi colorée que le jardin lui-même. Accueillie par les millions de sujets qui avaient pu se déplacer jusqu’à l’évènement, l’impératrice salua la foule tonitruante alors qu’elle traversait le jardin.

L’inauguration du monument dura plus de deux semaines.

Le monument avait traversé les règnes et les états sans jamais être arrêté. L’empire Aquilin était mort bien avant la fin de sa construction, mais il y eut d’autres empires, pays, hégémonies et royaume pour assurer le progrès du monument.

Le but même du monument se perdit longtemps avant la genèse de l’Hégémonie solaire. On lui avait donné des finalités innombrables, sans jamais s’entendre. On avait théorisé sur l’origine du monument et le début de sa construction, sans jamais trouver d’explication concluante.

Lorsque l’impératrice coupa la bannière d’inauguration, cela faisait maintenant quatre mille ans que l’espèce humaine avait débuté sa construction.


***


Les millénaires s’écoulèrent lentement pour le monument. Il vit la mort de milliards de gens. La ville grondait d’êtres qui naissaient et s’éteignaient dans un flot assourdissant, lourd d’une énergie qui semblait infini. La ville se modifia, devint plus propre, puis à nouveau suintante d’une pauvreté qui détonait du monument, luisant d’un noir d’ébène face au soleil qui, avec un peu de chance, mourrait avant lui.

Les siècles passaient, engendrant chaos, effondrement et chute. Puis, renouveau, progression et ordre. Ce cycle interminable tournait à une vitesse déchainée, car ainsi était l’Homme et son caractère ambivalent, à mi-chemin entre création et destruction. Face aux pierres du monument, anciennes et immuables, l’humanité était une machine qui tournait à une vitesse telle que ses rouages s’échauffaient. Un jour, la chaleur serait telle que l’engrenage entrerait en fusion, mettant ainsi fin à l’agitation. Mais quand viendrait ce jour ?

Après tout, si l’humanité oscillait dangereusement, de part et d’autre de la balance, elle n’était jamais tombée. De tous les millénaires qu’avait connus l’espèce humaine, aucun n’avait encore assisté à sa chute définitive. Néanmoins, pour le monument, il n’était pas question de savoir si l’humanité s’effondrerait, mais quand l’humanité s’effondrerait.


***


Taffir était un nomade solitaire. Depuis qu’il avait dix ans, il voyageait à la recherche de nourriture et d’un abri contre les vents nocturnes.

Après tant d’années de famine, il avait enfin trouvé un endroit confortable.

Il avait monté la grande chaine de montagnes, erré dans les grandes ruines du sud et traversé la mer salée. Ses pas l’avaient mené dans des endroits désertiques, des zones gardées par des sectes hostiles et des gangs violents. Lui n’était qu’un simple pilleur solitaire, mais c’est cette solitude qui lui avait permis de survivre. Jamais il n’avait accepté de compagnon, car le bruit était le plus grand des traitres. Dans ce monde où la mort l’attendait sous chaque débris, il n’y avait pas de place pour l’amitié, seulement pour la survie la plus primaire. Cela, Taffir l’avait appris bien rapidement.

Sa mère avait succombé aux vents nocturnes en allant chercher de la nourriture pour son fils, et son père s’était fait tuer par un gang de pilleurs, quelques années après. La vie avait été dure pour lui, mais, pour la première fois, il avait enfin la chance de se reposer un peu.

Tout avait commencé trois mois plus tôt, alors qu’il explorait les plus grandes ruines qu’il n’avait jamais vues. Même s’il avait souvent croisé des étrangers solitaires comme lui et que ceux-ci lui avaient parfois partagés leurs découvertes, jamais il n’avait entendu parler d’un endroit où les ruines étaient si grandes et nombreuses.

Les semaines passèrent et Taffir continua à s’engouffrer dans les ruines de cette ville géante. Les ressources se faisaient rares et les autres pilleurs étaient dangereusement nombreux, mais la simple curiosité l’obligeait à poursuivre sa route.

Puis, il découvrit le monument. Celui-ci n’était plus qu’un tas de roches noires, éparpillées çà et là sur un périmètre incroyable de plusieurs kilomètres. D’après Taffir, il faudrait une journée complète pour traverser la zone de bout en bout, et beaucoup plus pour l’explorer.

Malgré la grandeur de la tâche, Taffir n’hésita pas une seconde et se dirigea vers le centre de la zone. Il serait à découvert pour une bonne partie du trajet, mais le tas de roche était disposé d’une façon qui suggérait que quelque chose se trouvait en son centre. C’était une raison bien insuffisante pour tenter une entreprise aussi dangereuse, mais cela ne dissuada pas Taffir de s’exécuter. Sa solitude lui permettait de telle folie. Il n’avait pas à justifier ses décisions à qui que ce soit et cela faisait de lui l’homme le plus libre de l’univers, à ses yeux.

Après quelques minutes à scruter l’horizon à la recherche de vie humaine, Taffir jugea son trajet sans danger. De toute façon, la route avait déjà été entamée et il serait dommage de rebrousser chemin, peu importe ce qui se trouvait au centre de ce qu’avait un jour été le monument.

Même si tout s’était écroulé en un amas, il restait des murs de roche qui tenaient bon, à demi enterrés dans le sable noir des roches. Lorsqu’il se fatiguait, ou qu’il devait panser ses pieds gorgés de sang, Taffir s’abritait sous ses murs de roches en espérant qu’ils ne s’effondreraient pas sur lui. La route était longue, et accidentée, de sorte qu’il dut s’arrêter à de nombreuses reprises.

Puis, alors que la roche noire sembla l’entourer de toute part, il vit une brèche qui descendait dans la structure, protégée par de longs murs craquelés qui, malgré leur délabrement, tenaient miraculeusement en place sous un poids qui semblait si lourd que toute sa structure semblait se cabrer vers Taffir.

Non sans crainte, celui-ci passa par cette ouverture de fortune. Se refermant peu à peu, il dû se faufiler entre les pierres exigües pour finalement arriver dans une grande salle qui semblait encore intacte. Des murs aveugles bloquaient toutes lumières et seul un halo passait par la brèche, bien qu’affaiblie par la noirceur des parois qui semblait l’aspirer. Éclairé par ce faible rayon, Taffir parvint à distinguer des dessins, gravés à même les murs.

Des arabesques étranges se succédaient horizontalement, comme un motif complexe dont on ne pouvait apprécier la répétition. Taffir n’avait jamais eu d’éducation, comme presque tous ceux qui étaient encore en vie à ce jour. Malgré cela, il savait qu’il fut un temps où les gens d’une même région pouvaient communiquer entre eux par des dessins comme ceux-ci qui pouvaient contenir des messages complexes. Dans ses dessins, chaque élément avait un sens préétabli de sorte que ce n’était plus de l’art, mais un amalgame de symboles qui, mis ensemble, créaient un message que tous pouvaient comprendre.

Taffir eut une pensée pour cette époque révolue. Pour lui, les arabesques n’avaient plus aucune signification, mais le monument dans lequel il se trouvait, enseveli sous ce désert de déchets sans valeur, était encore le témoin d’une espèce qui, un jour, avait été l’ultime coupable de la démesure et de l’excès.

Comments


bottom of page