top of page
  • Photo du rédacteurLucas G. Blanchard

Le livre que Stephen King vous cache



En 1977, Stephen King décide de tester ses talents d'auteur. Après avoir publié trois romans qui connaissent tous un excellent succès, il tente une expérience. Voilà maintenant trois ans qu'il a gagné le cœur du public américain avec ses romans d'horreur : « Carrie », « Salem's Lot » et « The Shining ». De plus, l'adaptation cinématographique de « Carrie », réalisée par Brian De Palma, a connu un succès public et critique considérable, le propulsant à l'avant de la scène horrifique, parmi les auteurs les plus lus du pays. Pourtant, quelque chose le tracasse. Son nom gagne en popularité de jour en jour, mais King ne comprend pas pourquoi cela arrive maintenant. Son talent ne date pas d'hier ; il a déjà écrit quelques romans et publié de nombreuses nouvelles dans différents magazines de l'époque. Alors, pourquoi se fait-il connaître seulement maintenant?


Face à ce constat, King décide d'emprunter un nom de plume et d'y publier quelques romans, afin de voir si son succès soudain relève de la chance ou du talent. De toute façon, son éditeur refuse de publier tous les romans qu'il a en réserve, craignant d'inonder le marché avec le nom de King. C'est pourquoi Richard Bachman prend vie en 1977, entamant sa production avec un court thriller que King avait commencé alors qu'il était adolescent et qu'il conservait dans son grenier depuis quelque temps : « Rage ».


Contexte et interprétation

Ce roman, d'abord intitulé « Getting It On », raconte l'histoire de Charlie Decker, un jeune étudiant d'un lycée américain qui prend sa classe en otage et tue deux professeurs, en réaction à son renvoi de l'école pour avoir frappé l'un d'eux. Alors que la prise d'otages gagne en attention et que la police arrive sur les lieux, Decker maintient le contrôle de la situation grâce à son intellect et sa répartie, supérieurs à ceux des professeurs et policiers qui tentent de mettre fin à la fusillade. En parallèle, Decker prend le temps de discuter avec ses camarades de classe, racontant son histoire et ses déboires d'adolescent. Cela lui permet de gagner le respect et la confiance du groupe, tout en humiliant le garçon populaire de la classe. À travers cette sous-intrigue, King parvient à aborder les inquiétudes et les problèmes de l'adolescence. Si l'idée de base est intéressante, son exécution et la mise en valeur du personnage principal laissent à penser que « Rage » fut en quelque sorte un exutoire pour un jeune Stephen King qui, durant son adolescence, fut mis à l'écart, voire intimidé dans son milieu scolaire.


Malheureusement, cet exutoire met aussi en valeur des comportements et des idées subversives, voire violentes, ce qui n'est pas rare pour un roman de Stephen King, mais n'est jamais mis en lumière d'une telle manière dans ses autres œuvres.


Dans ce roman, Decker est en quelque sorte considéré comme un héros. Plus intelligent que les autres, il garde toujours le contrôle de la situation, ce qui lui permet de rabaisser les figures d'autorité qui entravent son chemin, tout en gagnant le respect de ses pairs. Cette représentation peut aisément être interprétée comme une acceptation, voire un encouragement de la violence dont il est question dans le roman. Ce point de vue est d'autant plus facile à adopter lorsque l'on voit la façon dont Decker est dépeint. Outre son intelligence, les nombreux retours en arrière qui explorent l'origine de ses comportements erratiques et de ses traumatismes d'enfance nous amènent à nous attacher à lui, le représentant comme une victime de sa situation, malgré le double meurtre qu'il commet au début du roman.


À l'origine de la controverse

À sa sortie, le roman connaît un succès notable avec 75 000 exemplaires vendus dès la première édition en format poche. Bien que ce chiffre puisse sembler modeste comparé aux ventes des romans publiés sous le nom de King, il représente néanmoins une performance impressionnante pour un ouvrage qui a été pour la majeure partie écrite une décennie avant sa publication. De plus, l'édition en couverture rigide qui suit atteint les 25 000 exemplaires, égalant ainsi les ventes de la première édition de "The Shining", ce qui témoigne de l'attrait du roman auprès du public malgré l’anonymat de son auteur.


Cependant, l'histoire de "Rage" ne s'arrête pas à son succès commercial initial. Bien qu’on aurait pu parler des chiffres de vente subséquente et de la manière dont le lien entre King et Bachman a été établi, c'est l'impact ultérieur du roman sur certains adolescents qui s'avère le plus significatif et préoccupant, plusieurs années après sa parution initiale.


Bien qu'il soit crucial d'éviter les conclusions hâtives sur ces cas, on recense au moins cinq prises d'otages dans des établissements scolaires américains au cours des années 80 et 90, qui seraient potentiellement liées à "Rage". Parmi ces incidents, deux cas impliquent des coupables en possession d'un exemplaire du roman, tandis que dans les trois autres, les adolescents responsables auraient explicitement cité l'œuvre comme source d'inspiration pour leurs actes criminels.


Face à cette série d'incidents troublants, King prend la décision radicale de retirer "Rage" de toute publication en 1999, une décision également influencée par la tragédie de Columbine survenue la même année. Bien que King ait longtemps été perçu comme un auteur subversif, cette réputation atteint son paroxysme à ce moment-là. Toutefois, le roi de l’horreur reste ferme dans sa conviction que ses romans, comme toute forme d'art, ne sont qu'un reflet de la nature humaine et de sa propension à la violence plutôt qu'une forme d’incitation à la violence, comme beaucoup le prétendent alors que la Satanic Panic est à son paroxysme aux États-Unis.


Dans son essai "Guns", publié en 2013, King développe sa position sur la question. Il y soutient que c'est l'accessibilité des armes à feu qui est à blâmer dans les fusillades mentionnées précédemment, comme pour toutes les fusillades que subit le pays. Selon lui, le retrait de "Rage" du marché n'était donc qu'une mesure préventive visant à ne pas stimuler davantage l'imagination d'adolescents déjà prédisposés à commettre des actes de violence semblables à ceux décrits dans le roman.


Rage, aujourd'hui...

Personnellement, je n'ai pas trouvé "Rage" aussi subversif que son histoire controversée pourrait le laisser croire. La naïveté de l'écriture d'un King encore jeune atténue l'impact potentiel du roman. Les éléments de fantaisie évidents qui parsèment l'intrigue créent une distance avec la réalité, permettant au lecteur de maintenir un certain détachement vis-à-vis de l'histoire et des personnages. Bref, le lecteur moyen saura sans doute faire la part des choses et distinguer la nuance de l’œuvre et le point de vue à partir duquel il a été écrit, mais on peut facilement comprendre comment quelques adolescents influençables pourraient mal interpréter le roman, ce qui est d’autant plus facile lorsque l’on ne connait pas le contexte de sa création.


En effet, "Rage" occupe une place particulière dans la bibliographie de King, étant son deuxième roman après "The Aftermath", une novella encore inédite à ce jour. King aurait commencé à l'écrire à l'âge de 19 ans, ne l'achevant que cinq ans plus tard, en 1971. Malgré son statut d'œuvre précoce, on y trouve déjà le germe de plusieurs éléments qui deviendront la marque de fabrique de l'auteur. On peut notamment citer l'utilisation de passages épistolaires et d'extraits de journaux, une technique narrative qu'on retrouvera plus tard dans "Carrie". Le roman témoigne également d'un penchant pour le suspense et d'une volonté d'explorer les aspects sombres de la psyché humaine, en plaçant le lecteur dans la peau d'un personnage à la vision du monde déformée par les préjugés et un passé difficile.


Certes, ces éléments sont exploités de manière parfois maladroite, en particulier lorsqu'il s'agit de dépeindre d’autres adolescents que Decker. Tout au long du récit, ce dernier cherche à "faire tomber les masques" de ses camarades, les poussant à se confier au groupe et révélant au passage leur psychologie qui, souvent, manque de la nuance qu'on trouvera dans les œuvres ultérieures de King. Malgré ces imperfections qui peuvent être aisément identifiées avec le recul et à la lumière de l'évolution stylistique de King, le succès public du roman est indéniable. Il démontre qu'il existait bel et bien un lectorat pour cette œuvre, même si elle peut sembler aujourd'hui trop prototypique pour susciter un intérêt majeur, dans le contexte de la bibliographie complète de l'auteur.


La dernière édition française de "Rage" est parue en 2000, de sorte que le roman n’est plus disponible autrement que par le marché de l’occasion. Mais aujourd'hui, l'intérêt principal de l'œuvre réside dans l'histoire controversée qui l'entoure, ainsi que dans la perspective qu'elle offre sur l'évolution du style littéraire du maître de l'horreur à l'aube de sa carrière. Elle constitue un témoignage fascinant des débuts d'un auteur qui allait devenir l'un des plus prolifiques et influents de sa génération.


Après la publication de "Rage", King poursuivra l'expérience en publiant quatre autres œuvres dans la même veine romanesque sous le pseudonyme de Bachman. Chacun de ces romans connaîtra un certain succès, contribuant à établir la réputation de Bachman comme un auteur à part entière. Cependant, cette supercherie littéraire prendra fin en 1985 lorsque le secret derrière le nom de plume sera découvert, révélant au grand jour l'identité véritable de l'auteur et mettant un terme à cette curieuse expérience éditoriale.

Comments


bottom of page