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  • Photo du rédacteurLucas G. Blanchard

Les Backrooms et la nostalgie

Les Backrooms est un concept présent depuis trois ans, dans la culture d'Internet. Premièrement sous la forme de creepypasta, les Backrooms étaient l'idée que, lorsque l'on "noclip" hors de la réalité, l'on se retrouve dans ce non-espace (espace liminal) où le temps n'existe plus. Dans ces bureaux désaffectés, vides de tout meuble, et de toute vie. Cette étrange creepypasta était accompagnée d'une image, représentant les Backrooms:



Pour une idée émergeant de la culture cybérienne, ces trois années prospères de présence sur les écrans représentent un exploit étonnant, sachant que la majorité des memes et autres fictions virtuelles ont une durée de vie plus courte que celle d'une mouche.


Cette longévité surprenante peut s'expliquer de diverse façon. Toutefois, celle qui est la plus évidente est que l'idée ne s'est pas contentée de survivre sous sa forme originelle. Certains la modifièrent en ajoutant des "niveaux" aux paysages différents ou encore des créatures afin d'ajouter de la vie à cette infinie étendue de pièces abandonnée. D'autre inscrivirent les Backrooms dans la tradition des espaces liminaux, et proposèrent une panoplie d'autres œuvres d'art visuel à mi-chemin entre l'angoisse et la nostalgie. D'autres encore, combinèrent le concept au projet musical dénommé "Everywhere at the End of Time", soit pour exploiter leurs propriétés humoristiques sous un angle memesque, soit pour évoquer l'horreur de l'abandon, de l'oubli et de la nostalgie.


Si la première réjuvinilisation du concept en modifie sa nature et passe outre la valeur philosophique des Backrooms, les deux dernières réitérations du concept profitent de cette valeur pour provoquer l'horreur, d'une façon singulièrement différente de ce que la culture de l'horreur sur Internet a l'habitude de voir. Des monstres SCP aux allures grotesquement conservatrices dans leur approche de l'horreur, en passant par les vidéos amateurement mises en scènes, la culture de l'horreur sur le Web n'avait pas grand-chose pour plaire. Pourtant la venue des backrooms, vint sauver cette mauvaise réputation en apportant une horreur plus cérébrale, où le réel effroi réside en nous, dans la peur de l'anormalement normal. Ici, c'est l'aspect étrange, d'un bâtiment en apparence normal, qui effraie. C'est ce que l'on appelle l'Uncanny Valley, en anglais.


En apparence, on a affaire à des bureaux vides pouvant autant évoquer l'endroit de travail banal d'aujourd'hui, comme celui des années 80 et 90. Comme le disait H. P. Lovecraft:

No new horror can be more terrible than the daily torture of the commonplace.

Ici, le "commonplace" est implicité dans son sens le plus primaire; Common Place (l'endroit ordinaire). On y présente néanmoins une version tordue. Inversement aux bureaux habituels, les Backrooms sont entièrement vides, et les pièces se poursuivent à l'infini, sans but ni intentions particulières, pouvant être trouvé derrière la construction des pièces. On dénude un endroit banal, pour exacerber l'absurde horreur qu'un tel endroit représente.


Néanmoins, une seconde interprétation s'offre à nous. Lorsque l'on observe l'image avec attention, de nombreux indices démontrent que les backrooms appartiennent à une époque particulière. On peut noter la présence de froids, néons installés au plafond, ou encore de la tapisserie démodée, que l'on retrouve sur tous les murs. Ces deux éléments pointent plutôt vers les années 90, voire le début des années 2000. Ainsi, les Backrooms seraient une façon de faire ressortir des souvenirs, en les tordant pour les rendre effroyables, ou Uncanny. Cette dernière hypothèse est appuyée par le fait que l'image des backrooms est associée au style des "Liminal Spaces"; une autre tendance Internet, faisant appel à la nostalgie, de la même manière que l'image des Backrooms.




Elles donnent parfois une impression de déjà vu, mais un élément semble manquer à la photo, ce qui permet de provoquer une peur viscérale, comme si l'on avait vilement altéré un souvenir qui nous appartenait.


Une autre tendance émergente des profondeurs de l'internet fait appel à la "violation" de l'effet nostalgie, bien que les fins soient plus classiques, pour un genre horrifique issu des méandres d'Internet. Je parle ici de l'Analog Horror, un genre d'horreur apparut vers la fin des années 2010. Local 58, Mandela Catalogue, Surreal Broadcast, The Walten Files ou encore Gemini Home Entertainment sont des exemples de webséries dans cette niche d'horreur. Lesdites séries utilisent la technologie des années 90, pour illustrer une situation fictive mystérieuse, souvent très apparentée à l'horreur Internet plus classique. Ici, l'aspect nostalgique ne fait qu'appuyer l'horreur d'une situation préexistante, mais, dans certains cas, les créateurs vont jusqu'à rendre la technologie désuète mise en avant horrifiante en elle-même. C'est le cas de Kris Straub, le créateur de Local 58, une série que je vous recommande vivement.



Un dernier usage de la nostalgie comme source d'angoisse pour un projet issu de la culture Internet serait le très célèbre Everywhere at the End of Time, mentionné plus tôt. Ce projet musical de six albums pour une durée totale de six heures et demie est une expérimentation visant à faire vivre les six différentes étapes de l'alzheimer, à travers la musique envoutante des salles de bal d'autrefois. Au fil des étapes, la musique se dégrade de plus en plus, et la musique devient davantage répétitive, faisant ainsi ressentir la panique d'un alzheimer, ressentant les effets de la maladie sur lui-même. Cette terrifiante expérience est en grande partie permise grâce aux sample de musique des années 20-30, évoquant en nous des souvenirs qui n'ont jamais existé.



L'usage de nostalgie comme effet horrifique est donc une tradition déjà bien ancrée dans la culture du cyberespace. Mais que signifie réellement cette obsession?


Comme on peut le remarquer, toutes les tendances issues de l'utilisation horrifique de la nostalgie sont relativement récentes. Si l'on peut dénombrer certains projets faisant usage de ce gimmick avant la popularité de ces tendances, toutes les tendances présentées ci-haut sont devenues populaires en 2019, et ont continué à vivre dans le haut des fils d'actualités depuis. Ainsi, le phénomène serait relativement récent.


À mon avis, cette propension à utiliser la nostalgie comme effet horrifique dénote une crainte particulière, par rapport au futur. La société, dans la limite de ses membres participants à la culture du web, craint la fin de la créativité et de l'art, au profit d'un remâchage constant des mêmes idées. Seulement durant l'année 2019, des dizaines de films faisant suite à des franchises déjà existantes sont sortis au grand écran:


Captain Marvel, Endgame, un énième Godzilla, le cinquième film Spider-Man de la décennie, un spin-off de The Shinning, Star Wars XI, un douzième film dans l'univers des X-Men, Toy Story 4, Men in Black 4, Kingsmen 3, Dragons 3, John Wick 3, Stanger Things saison 3, Jumanji 3 (si on ne compte pas Zathura), Zombieland 2, Angry Birds le film 2, Comme des bêtes 2, Ça partie 2 (de la réadaptation), Lego Movie 2, et plus encore, sans parler des adaptations de livres et de jeux vidéos.



Sans jamais s'arrêter, Hollywood ressort de vieille franchise de ses placards, et nous propose des sequels à la tonne, sans vraiment se soucier de la qualité de ses, ou de l'originalité de ses productions. Alors que les films originaux se font de plus en plus rares, le public commence à s'inquiéter pour le futur de la culture américaine dont la majeure partie de son empire est construite autour du septième art.


Cette crainte est consciemment ou non, véhiculée à travers les projets horrifiquement nostalgique, des Backrooms à Everywhere at the End of Time, en passant par le Mandela Catalogue. Si l'horreur utilise des époques éloignées pour évoquer la peur depuis longtemps déjà (photos mystérieuses en noir et blanc, sombres histoires d'une époque éloignée, horreur victorienne/gothique, etc.), ces époques semblent se rapprochés de plus en plus vers, nous, de sorte que la peur d'un temps inconnu devient nostalgie. La nostalgie des années 80, 90 ou même 2000. Cette même période à l'origine des franchises qui sont chères au cinéma d'aujourd'hui; Star Wars, Jumanji, MCU, Toy Story, Zombieland, Men in Black, X-Men, etc.


Si la nostalgie était un sentiment apprécié, au début de la vague de repompage d'ancienne franchise caractérisant si bien les années 2010, elle semble de moins en moins l'être, comme le montre la popularisation spontanée des projets horrifiques nostalgiques sur Internet, exhibant les décennies précédentes sous un angle plus mauvais, voir répulsifs.


Depuis 2019, la situation ne s'est pas améliorée et les films à franchise ne semblent pas avoir baissé en popularité de façon significative. La haine pour ses films est encore très présente, sur les réseaux sociaux, mais une audience continue à aller voir ces films, de sorte que la machine ne semble pas se fatiguer. C'est aussi le cas de l'horreur nostalgique, qui continue son expansion en attirant de plus en plus de public et en comptant de plus en plus de projets sous son aile. Il serait peut-être exagéré de dire que ce mouvement horrifique est la contreculture de la production de sequels hollywoodienne, mais il n'empêche que l'un semble aller à l'encontre de l'autre de façon marquée. Ainsi, il me parait évident que ce récent phénomène ne s'arrêtera pas dans sa lancée, tant et aussi longtemps que la domination des franchises sur l'industrie filmique sera complète, et qu'il y aura des gens pour protester contre la lente mort de l'originalité.




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